Cela faisait quasiment deux ans que je repoussais l'échéance. Pourtant, depuis ces 24 derniers mois, tout était prêt. C'était là, dans l'entrée, à l'intérieur d'un sac posé toujours à la même place. Tellement toujours à la même place que je ne le voyais plus. Mais hier, pour une raison que j'ignore, il m'a sauté aux yeux comme un intrus hostile. Je me suis assise, je l'ai ouvert, j'ai fixé son contenu, puis j'ai glissé ma main dans la poche latérale. Tout était à sa place. Je devais y aller, c'était pour aujourd'hui. Cent fois j'avais failli y parvenir, cent fois j'avais renoncé. Un temps j'avais même pensé boire pour me donner le courage de faire les premiers mètres. Le plan étant d'ensuite continuer de boire pour oublier ce jour et d'employer chaque lendemain du reste de ma vie à oublier chaque veille. Hélas, j'avais du aussi renoncer à l'alcoolisme avant même de m'y essayer. C'est une faiblesse qui demande trop de discipline.
Cette fois-ci était différente, je ne saurai expliquer pourquoi, mais je savais que j'allais le faire. Un peu comme lorsqu'on quitte quelqu'un pour de bon après avoir crié au loup pendant des années. On dit toujours que ce sont les derniers mètres les plus compliqués, mais le plus dur, ce sont ces cinq mètres entre la porte de l'appartement et celle de l'ascenseur. Avant de me lancer j'ai vérifié que j'avais dans mon portefeuille suffisamment de monnaie pour pouvoir payer vite et m'enfuir. J'ai mis de côté un billet de 20, deux de 10, un de 5, des pièces de 1 et de 2 et divers cents, les jaunes. J'étais parée pour toute éventualité, j'avais même un plan B en cas de problème de comptage: quitter les lieux en bredouillant "gardez la monnaie".
J'ai respiré un grand coup, comme les héros font dans les films avant de faire un truc héroïque, et j'ai filé droit vers l'ascenseur, en plan séquence. J'avais un casque sur les oreilles, branché à un ipod éteint. Le son de la musique aurait pu masquer le silence de mon absence de respiration. J'avais tellement peur de ne pas m'entendre agoniser et de m'écrouler dans la rue sans avoir le temps de me débarasser du sac. La police l'aurait fouillé, ouvert la poche latérale, un inspecteur un peu malin aurait sans doute compris, ma mémoire aurait été souillée, mes obsèques auraient tourné à la blague, et je ne vous parle pas de mon épitaphe.
J'avais repéré les lieux des dizaines de fois : le trajet le plus ombragé et les horaires les plus propices. J'ai tourné à droite après le fleuriste - celui que j'aime bien parce qu'il n'aime pas les géraniums - j'ai marché une trentaine de mètres assourdie par ces acouphènes qui me hurlaient de faire demi-tour. Je ne sentais plus mes jambes, l'anse du sac brûlait mes doigts, ma paupière gauche sautillait, j'ai même senti un vaisseau péter dans mon oeil. J'ai traversé la rue presque sous le nez d'un bus, il a klaxonné mais ne m'a pas écrasée, il était mon dernier espoir avant cette porte vitrée, que j'ai poussée, les yeux plantés sur le sol. Du carrelage, un peu sale, mais moins que mon âme.
Comme prévu, aucun client, seulement deux employées derrière le comptoir. J'ai choisi la jeune, la pensant plus apte à faire preuve d'empathie. J'ai posé le sac devant elle, elle m'a saluée et demandé si j'étais cliente. J'avais la bouche sèche, la mâchoire collée, la nuque raide, j'ai esquissé un non qui ressemblait à un spasme tout en vidant le contenu du sac sur le comptoir. Elle m'a regardée interloquée lui faire signe que ce n'était pas fini et fouiller au fond de la poche latérale. J'avais du mal à cause des tremblements et de mon bras gauche engourdi, de la nausée et de l'envie de fuir, alors ça a duré des heures, 20 secondes peut-être. Mais j'ai quand même fini par m'en saisir.
Je le gardais dans le creux de ma main, les doigts crispés dessus, il était encore temps de sauver mon secret. Y avait des points noirs qui dansaient devant mes rétines, et un bruit de lave-linge dans mes tympans, j'ai repensé à tout le chemin parcouru, aux cinq mètres entre chez moi et l'ascenseur, à ma mère et aussi au printemps faussement chaleureux. J'ai ouvert les doigts. Il est tombé sur le comptoir, à côté du manteau. Il a tournicoté pendant 4 secondes avant de s'immobiliser. Silence. Les yeux de l'employée sont allés de ma main tremblante au manteau puis à ce satané bouton violet, et ce que je redoutais est arrivé ; un rictus a commencé à déformer son visage, un tout petit rictus qu'elle tentait grossièrement de réprimer. Et elle a parlé, c'était une question.
- Vous ne savez pas recoudre un bouton ?
- Non.
Les coups de tête… pourquoi pas…pour tout?
Rédigé par : Axel Nader | mardi 03 avril 2012 à 12:18
Du grand, du beau, du comme j'aime.
Bonne journée et merci !
Rédigé par : LP | mardi 03 avril 2012 à 14:24
ouah la honte !!! ;)
Rédigé par : Nath | mardi 03 avril 2012 à 17:42
Générations d'aujourd'hui.
Trop fort :-)
Demandez à une adolescente de repasser ses fringues (juste pour voir)
Rédigé par : Frank | mardi 03 avril 2012 à 21:24
Ah, tiens, moi je me suis mis en couple juste pour ça (j'avais évidemment vérifié qu'elle savait coudre et sucer – pour tout le reste je suis à peu près autonome).
Rédigé par : Comme une image | mardi 03 avril 2012 à 21:45
:o)))))))))
Géant !!!!!
Rédigé par : Eric | mercredi 04 avril 2012 à 11:44
Je n'aurais pas eu un tel courage. C'est beau l'héroïsme.
Rédigé par : la belette | vendredi 06 avril 2012 à 11:02
rhâ ! comme la vie est insipide quand on ne te lit pas !!
merci, merci... YMMD !!
Rédigé par : Maïpi | jeudi 12 avril 2012 à 09:27
Merci d'avoir partagé cette grande expérience et bravo pour le courage ! C'est beau !
ps : mdr (mais pas moqueur le "mdr", hein ! ^^)
Rédigé par : Sandrine HO | vendredi 13 avril 2012 à 06:15
tu n'imagines peut-être pas le nombre de personnes que tu décomplexes en écrivant ceci. Un jour je trouverai le courage de faire lire ce billet à ma mère pour qu'elle cesse de me juger.
Rédigé par : joss | samedi 14 avril 2012 à 13:21