Novembre. La tension monte, c'est imminent, mais nous avons accepté notre sort, nous ne fuirons pas. Nous savons que cela doit arriver, ce sera un soir, autour de 20 heures, quand la nuit nous aura poussés à allumer nos lumières, qu'ils pourront donc nous repérer depuis la rue. Ils sont organisés. Nous ne fuirons pas, notre lutte sera silencieuse : nous nous transformerons en ninjas, furtifs et discrets.
C'est une fois par an et c'est comme une chanson de Christophe Maé ; toujours exactement pareil. L'immeuble vit normalement ; les portes qui claquent, les envoyés spéciaux qui s'égosillent dans les téléviseurs, les robinets qui vomissent dans les tuyauteries, la voisine qui jouit comme si c'était la dernière fois, quand soudain : plus un bruit. Silence effrayant de fin du monde qui sera vite rompu par le tintement des sonnettes, qui résonneront méthodiquement, porte après porte, étage après étage. Et ça montera, ça montera, ça se rapprochera dangereusement, puis ce sera notre tour. C'est immuable.
Débranchez les lampes, mettez votre portable sur silencieux, portez des vêtements amples, une culotte en polyuréthane garnie d'une couche hartmann confiance secure soft capacité 3210 ml (24,90€ TTC le paquet de 30), tapissez-vous dans l'ombre et attendez, la boule au ventre. Ne bougez plus, respirez à peine.
Samedi soir, je ne m'y attends pas, je ne suis pas prête, y a des potatoes dans le four, quand soudain, le silence, ce silence. Je tends l'oreille.
C'est pas les Mormons, j'identifie facilement les sonnettes de Mormons ; quand ils appuient, ça fait Drrrrriiinnnvousparlerdelavraieplacededieudanslabiblennngggggg,
Là non. Des appuis virils, secs mais pas nerveux, ce sont des personnes de sang froid, mais de ceux à qui faut pas essayer de la faire à l'envers : merde, les pompiers.
Cette année, j'ai encore une excellente raison de passer en mode furtif : j'ai pas de monnaie pour leur putain de calendrier. J'ai qu'un billet de 50€ dans mon portefeuille. Si, je vous jure. Venez vérifier si vous me croyez pas, je sus au troisième étage. Si j'ouvre aux pompiers pour leur dire "j'ai pas de monnaie...", ils ne vont évidemment pas me croire, me prendre pour une sale radine, et me mettre sur leur blacklist "fdp.xls". Par conséquent, le jour où j'aurai ce bête accident domestique, ils prendront tout leur temps pour venir me secourir. Pire ; jamais je ne pourrais assouvir ce fantasme de tournante dans la caserne du coin.
J'adore les pompiers, hein, leur truc de sauver des vies, et de faire un bal tous les ans. J'adore. Mais j'ai pas de monnaie. Et aussi, ils vont se dire "mais sérieux, c'est quoi cette no-life qui est chez elle un samedi soir à se faire cuire des potatoes."
J'ai une explication pour ça. A la base, j'aime pas les patates, mais voilà, ces derniers temps, avec cette histoire de taxe Nutella, je me suis mise à m'empiffrer de Nutella. J'aime pas le Nutella, mais les médias en parlent sans cesse, mon cerveau en a donc conclu que ça devait être un truc cool. Il m'avait fait pareil avec le cannabis, le porno et la frange. Et moi je grossis, je grossis, mais j'ai un plan. Les potatoes me servent actuellement de substitut au Nutella, ensuite, je remplacerai les potatoes par des M&M's, puis les M&M's par de la graisse d'oie, ainsi de suite jusqu'à arriver au brocolis. J'ai calculé, si je m'en tiens au plan, dans 9 ans, je bouffe des légumes. Mais laissons de côté mes astuces diététiques, revenons-en à samedi soir.
Les potatoes représentent un problème. Elles sont cuites et commencent à cramer. Je coupe le four, en silence, et leur somme de cesser de produire une odeur de potatoes, pour pas nous faire repérer. Aussi je les laisse dans le four.
Dring ! Ils sont juste en dessous, chez la voisine qui n'a pas de rideaux et que tout le monde voit à poil depuis la rue même que un soir j'avais un coup dans le nez et j'ai faillir crier depuis le trottroir "Madame ! On voit ta chatte sur google streetview !" Panique. Ai-je encore le temps de faire pipi ? Penser à ne pas tirer la chasse d'eau. Oh mon dieu, dire que j'aurais pu investir mes 50€ dans l'achat de deux paquets de 30 couches hartmann confiance secure soft capacité 3210 ml 24,90 TTC soit 60 couches hartmann confiance secure soft capacité 3210 ml. J'aurais pu pisser 192 600 ml tranquilou avant de me poser la question de la chasse d'eau. Ai-je envie de tousser ? Non. Si. Non. S.. Merde... La porte de l'ascenseur, les sonnettes au bout du couloir, ils approchent. Je m'accroupis dans la cuisine. Je suis un ninja en peignoir, tribande adidas et chaussettes de ski avec des sapins de Noël dessus. Un nouveau genre de ninja, un peu gras et radin.
Ça sent le cramé. Faut absolument que je sorte les potatoes de là, sinon les pompiers vont renifler l'odeur de brûlé - c'est leur métier, quoi - ils vont défoncer la porte, éteindre les potatoes, et je serais obligée de payer leur foutu calendrier 50€. Je prends une décision stratégique rapide : sortir les potatoes du four.
J'ouvre le four, en silence, et prends le plat, avec précaution. Je ne sais pas me concentrer sur plusieurs trucs en même temps, j'ai mobilisé tous mes neurones à babord sur le dossier "ne pas faire de bruit." Résultat ? Zéro neurone à tribord pour me dire "prends un gant ou un torchon, le plat est chaud, connasse." Zéro.
Je prends le plat, à mains nues, donc.
Putain de bordel de merde sa mère la pute le plat. (Tout ça en silence). Pardon. Mais j'ai mal.
Ne hurle pas, ioudg, ne hurle pas, tu restes calme, tu appelles les pomp… et merde…
Je peux pas appeler les pompiers, j'ai pas de monnaie. Je me mets en mode Ninja Man vs Wild, 127 hours Vice city, je suis prête à m'autoamputer la main avec un couteau en plastique, mais avant je me dis que ce serait bien d'essayer de passer la brûlure 10 minutes sous l'eau froide comme j'ai appris en passant ce brevet de secouriste durant lequel j'ai enfoncé 29 fois le sternum du mannequin en plastoque dans ses poumons (ne me demandez jamais de massage cardiaque). C'est quoi le moins bruyant ? Se couper la main ou faire couler l'eau ? Je frotte le couteau en plastique côté pas tranchant contre mon poignet. Ouille. Non. Alors faut attendre.
Faut attendre longtemps, parce que tu sais pas combien de jours les pompiers vont poireauter dans le couloir, en silence, leurs calendriers sous le bras. Les mecs ils suivent des stages de commando calendrier, ils peuvent rester tapis deux heures en apné à écouter les bruits à l'intérieur des appartements. Soudain, j'ai une idée pour pas crever de la gangrène à cause de ma brûlure. Dans les grandes lignes : j'attends, quand ils sont partis je descends au tabac, j'achète des tic tacs, non, des M&M's, non... des Pez. Voilà, j'achète des Pez, je récupère la monnaie de mon billet de 50, je rentre chez moi, j'appelle les pompiers, ils me passent la main sous l'eau froide. C'est brillant, n'est-ce pas ? Sauf s'ils m'ont déjà enregistrée sous "fdp.xls".
Les larmes coulent en silence sur mes joues, lorsque j'ai une seconde brillante idée (décidemment, quelle soirée). La brûlure n'est pas une excuse suffisante pour esquiver le calendrier, je vois déjà la scène : ouin. / bandage. / chatons ou poneys ? / Pas de monnaie. / Sale ambiance. Faudrait que j'ai un vrai truc d'un peu plus... wahoo. Faudrait que je me crève les yeux Personne n'oserait demander 5 balles pour le calendrier à une personne sans yeux incapable de faire la différence entre une photo de chatons dans un panier d'osier et une de pur-sang galopant dans la prairie. Personne. Sauf peut-être François Feldman.
Ça sonne. J'ai mal. Je décide de re-re-réfléchir. SOS médecin, c'est grosso modo 50 €, ce qui tombe bien, non ? Ok ça te coûte 60 couches, mais enfin personne te fait chier avec un calendrier. Attends, si ? Y a un calendrier SOS médecin ? Non, je crois pas. Et puis c'est remboursé par la sécu, ah bah non merde, j'ai plus de sécu. Bobo, maman, j'ai mal. Je craque, j'en peux plus, je sens mon coeur battre dans ma paume cramée, je me lève, j'ouvre, et je lance dans le couloir : "je prends 10 calendriers, mais sauvez-moi ! J'ai mal." Deux mecs en costard-cravate se retournent alors vers moi.
Ohoh...
Deux.
Mecs.
Costard-cravate.
Men In Black, représentants en double-vitrage et volet-roulant, agents immobilier, ou…
C'était les Jéhovah. Ça doit être ça, le karma.
Alors oui, Univers, j'ai bien reçu ton message, clair et sage, j'ai compris : je laisse tomber les patatoes, je repasse au Nutella.
Eh, Ioudgine, incroyable, je lis ton article aujourd'hui mais c'est trop tard.
Ils sont passés hier.
Je te jure : hier.
Et j'ai une nouvelle incroyable. Ils rendent la monnaie.
Pour fêter ça, je fais une fondue bourguignonne ce soir et je l'oublie sur le feu en regardant 20 mn toutes les chaînes de la télévision ADSL (y compris celles qui diffusent une mire pour m'inciter à m'abonner).
Rédigé par : cui.xls | dimanche 18 novembre 2012 à 18:18
HAN.
Rédigé par : ioudgine | dimanche 18 novembre 2012 à 18:31
J'ai pas de rideaux. L'avantage, c'est que comme j'habite en rase campagne, le steet-view chez moi n'existe pas.
Ouf, c'est pas demain la veille qu'il y aura ma chatte sur Google.
Rédigé par : Blonde Paresseuse | dimanche 18 novembre 2012 à 18:37
Attends mais les pompiers ils appuient pas gentiment sur la sonnette : les miens ils sont en mode bourrin, grands coups de poing sur ta porte avec un "C'EST LES POMPIEEEERS" suivi d'un tout petit "pour le calendrier" presque chuchoté... Autant te dire qu'un dimanche soir, quand on vit dans un immeuble délabré avec plus de fuites d'eau au mètre carré que d'habitants et qui a failli brûler il y a qq mois, ça donne envie d'ouvrir. Après avoir attrapé une paire de pompes et ton téléphone et commencé à prier pour que ton chat s'en tire dans l'incendie, le pauvre.
Heureusement pour moi, je les ai croisés dans les escaliers en rentrant avec mes sacs de course, donc ils ont pas osé...
Rédigé par : Karine | lundi 19 novembre 2012 à 00:07
Entre les étrennes de la gardienne et les calendriers, tes mois de décembre semblent terrifiants.
Rédigé par : TL | lundi 19 novembre 2012 à 00:29
Ah merde ! t'es au troisième, toi !! Je croyais que t'étais au deuxième ! Aussi croyais-je benoîtement que c'était ta chatte que je voyais. J'étais tout fier, racontant dans tous les bars du quartier devant un auditoire médusé : "Ouais ben moi j'ai vu la chatte à ioudgine !" Et vas-y que je donnais des détails, la taille, la forme, la couleur...Ouaaaah la honte ! Enfin, finalement, c'est plutôt pour toi qu'il y a un problème, tous les mecs du quartier croient que tu as une grosse touffe noire qui remonte jusque sous les bras !
Désolé.
Rédigé par : Bill | lundi 19 novembre 2012 à 19:24
Très classe Bill...
Très bon article, comme toujours.
Merci Ioudgine
Rédigé par : AlexR | mercredi 28 novembre 2012 à 15:29
Merci Ioudgine de jouer le substitut du maçon du coeur du dimanche soir (ouais je suis à l'étape, ça fait plus d'un mois, j'ai pas baisé , personne ne m'a embrassée et ça va!), j'ADORE comment tu écris. La tension monte lentement et elle jaillit (pour moi par la gorge, mes bronches infectées et les yeux) à l'étape de la sortie du plat de potatoes du four. MERCI, ça valait un orgasme que Fernand (nom de code hein) mon ex ne m'avait pas donnée depuis longtemps!!
Rédigé par : Peau d'Ane | dimanche 09 décembre 2012 à 23:19