J’ai très peu de temps pour écrire cette note, parce que là, je dois configurer un smartphone, télécharger Cube World, comprendre la notice d’une tablette, apprendre le japonais pour comprendre la notice de la tablette, et retrouver mon mot de passe Paypal. Je suis retranchée dans une chambre, mais quelqu’un peut venir toquer à n’importe quel moment pour me demander le code wifi composé de 26 caractères hexadécimaux que je connais pas coeur pour les avoir tapés dans des millions (c'est approximatif) de smartphones, kindles, ordinateurs - et je crois même un aspirateur robot - depuis hier soir.
Je dois faire tout cela, alors que mes ambitions sont très modestes : je voudrais juste aller aux toilettes.
Vous l’aurez deviné, c’est Noël.
Ça commence il y a quelques jours, j'arrive en Normandie, accueillie par maman "Bonjour ma chérie, tu es bouffie un peu non ? Dis, j’ai un problème avec mon imprimante..." Je neutralise immédiatement ma génitrice d'un "On peut voir ça plus tard ? Parce que là j'ai bu 6 cafés et fait 4 heures de train sans toilettes et je voudrais juste..." Mais elle part en grognant "On ne peut jamais rien te demander !" Puis mon père m’annonce avoir perdu son mot de passe Gmail, ainsi que son adresse gmail, tout ceci dans le but de configurer ce smartphone pour lequel il a perdu le chargeur, me mettant donc dans les mains la boite contenant tous les chargeurs de téléphone de la famille depuis la fin des années 90, car "il doit bien se trouver là dedans".
En fait non, il n'était pas dedans.
Je désamorce calmement : "On peut voir ça plus tard, c’est pas trop le moment là, je voudrais juste…" mais suis interrompue d'un "Non mais c’est jamais le moment avec toi !"
Oui, c’est exactement ma stratégie, jusqu’au train retour. Eviter le moment.
Et tout ça, c'est AVANT les cadeaux, juste l’intendance de routine de maintenance électronique. Et j'ai oublié mon tee-shirt "No, I will not fix your computer."
Je parviens à "repousser le moment" toute la journée, mange plein d’animaux morts, bois trois tonneaux de vin.
Et puis c'est le matin.
Depuis toujours, ma mère a ce truc, le matin ; bien qu’elle sache qu’il ne faut absolument pas tenter de communiquer avec moi avant que j’ai ingurgité au moins deux cafés dans un parfait silence, ma mère me parle, le matin. Au choix :
A) Tu veux manger quoi à midi ? Je pensais à un gigot, mais peut-être plutôt des côtelettes, non ?
B) Tu t’es occupée de ta carte vitale ?
C) Dis, j’ai un problème avec mon imprimante.
Et comme c'est elle qui prépare le café sur cette machine dont elle est si fière, je n'ai d'autre choix que je rester là, bras ballants, jusqu'à ce que ce soit mon tour de parler, et à A, B, ou C, je réponds toujours la même chose, depuis toujours : "Maman, je peux juste boire mon café en paix et on voit tout ça après ?" Et depuis toujours, mère répond "Ohlàlà quelle sale humeur, on ne peut vraiment rien te dire le matin !"
OUI MAMAN, C’EST EXACTEMENT ÇA ! ON NE PEUT RIEN ME DIRE LE MATIN. MERCI D’ENREGISTRER CETTE INFORMATION POUR TOUJOURS.
Quelques jours passent : animaux morts, vin, chocolat, de temps en temps un verre d’eau pour faire style, et beaucoup d’esquive de maintenance informatique.
Et puis le réveillon. Zemmour, Trierweiler, allahu akbar, animaux morts, vin, François Hollande, révolution française, expatriation, Houellebecq, the Interview, le réchauffement climatique, ioudgine qui a pris du poids "mais ça lui va bien, elle fait en bonne santé comme ça.", reprendre de la bûche.
Le matin de Noël, je suis en mode furtif, les cadeaux ont été distribués la veille, et tout le monde veut : le code du wifi, retrouver son mot de passe gmail, savoir si on peut laisser ses coordonnées bancaires sur un Kindle sans se faire sucer son compte pas la Corée du Nord,
Je traverse le salon tel un ninja obèse.
Les enfants regardent un dessin animé, c’est drôle, ces trois derniers jours j'ai bouffé absolument tous les animaux présents dans l’épisode.
Et là, j'arrive dans la cuisine, je pense être seule, oui, SEULE, ENFIN SEULE ! Je me penche sur la Nespresso, je cherche le bouton On.
Je le cherche devant, derrière, dessous, dessus.
Quand soudain derrière moi la voix de ma mère :
- Tu veux un Macumba, un Roma, un Livanto ou un Arpergio ?
- Je sais pas Maman, je voudrais juste un café...
- Dis, il semble qu'Internet ne fonctionne plus, tu pourras aller regarder ?
Et là je craque. A cause de cet étouffant esprit au Noël, à cause du vin, à cause du fait que ça devient vraiment inquiétant ce faible ratio de matières organiques qui ressortent de mon corps en comparaison à la quantité délirante d'aliments qui y entre (oh ça va, soupirez pas, je sais que vous aussi ça vous inquiète, parce que vous aussi vous vous dites que SCIENTIFIQUEMENT, c'est pas possible), et donc, je m'exprime :
- Maintenant vous allez vous démerder ! Le code du wifi est inscrit sur la box ! Vos mots de passe Gmail sont le nom de votre chat et votre année de naissance ! Je ne SAIS PAS si la Corée du Nord va vider nos comptes bancaires et je crois que je suis végétarienne !
- Ohlala on peut jamais rien te dire !
Et ma mère se mure dans le silence, comme savent le faire les mères, vous savez, quand elles prennent un air vénère tout en se mettant à faire des trucs bruyants genre ranger des couverts, et aérer le salon alors qu'il fait 3°C.
Tout le monde m'en veut, mais au moins, plus personne ne me fait plus chier. Je vais enfin profiter d'un café. Ah oui, la Nespresso.
Où est le bouton On ? Putain mais où ça s’allume ?
Et pas d'Internet, donc pas moyen de trouver un tuto à la con probablement intitulé "Comment démarrer cette putain de machine Nespresso mes couilles."
Et merde...
Il va falloir piétiner sa petite fierté.
Retour dans le salon. Je toussote. Ma mère n'a pas un regard pour moi. Alors je me lance. Petite voix.
- Maman ? Tu peux me démarrer la Nespresso s'il te plait ?
Elle se redresse, et dans son regard, je vois tout défiler : ça y est, je suis foutue, je suis la bitch informatique de la famille jusqu'à la fin des vacances ; je vais devoir retrouver tous les mots de passe de tout le monde, configurer des trucs et des machins, contacter le service maintenance Internet d'Orange un jour férié, et joindre le ministère des finances pour savoir si c'est ok cette histoire de Corée du Nord et de Kindle.
Voilà, nous y sommes. C'est le moment.
Moi je voulais juste aller aux toilettes.
Moi ma mère me demande rien elle joue au scrabble sur son PC portable (c'est devenue la championne du village). A chaque fois que je lui fait acheter un nouveau smartphoneelle ronchonne pendant 3 jours "J'arrive pas à appuyer sur le clavier alphanumérique!, Y a plus d'annuaire?! Moi je voulais un portable avec des touches numérique c'est plus simple pour taper les SMS. je suis vieille je comprends rien à ces nouvelles technologies..." Et en une semaines elle a totalement intégré les fonctions de son nouveau téléphone dont elle ne se séparerait pour rien au monde. Ce matin elle m'a proposé de prendre un café pour changer (elle veut sans doute écouler son stock de capsules de sa nouvelle Krups expresso) Mais j'ai dit non et je me suis préparé un bol de Ricoré. Je me démerde , je suis indépendant.
Joyeux Noël.
Rédigé par : Sans ta clause de confidentialité. | jeudi 25 décembre 2014 à 12:12
L'homme est un animal, me dit-elle
Elle prend son café en riant
Elle me regarde à peine
Plus rien ne la surprend sur la nature humaine
C'est pourquoi elle voudrait enfin si je le permets
Déjeuner en paix, déjeuner en paix
Méfie-toi Ioudg dans la chanson il y a aussi "Me feras-tu un bébé pour Noël ?" Et là, imagine la tête de ta mère...
Rédigé par : StephEich | jeudi 25 décembre 2014 à 13:20
Et du coup, c'était gigot ou côtelette ?
Rédigé par : Blonde Paresseuse | vendredi 26 décembre 2014 à 14:02
Il y a un plaisir un peu masochiste de la part des parents de vouloir dépendre de leurs enfants pour ces choses qu'ils pourraient faire seuls, mais pour lesquels ils préfèrent demander à leurs enfants, car ils voient là un juste retour des choses. Il faut dire aussi que les 50 ans+ sont nés à une époque ou une révolution technologique prenait une génération, pas deux ans!
Rédigé par : Pierre H | dimanche 28 décembre 2014 à 07:55
Réponse d'une mère par une parodie de Ronsard:
"Quand vous serez bien vieille au soir,à la chandelle,assise devant l'écran,cliquant et recliquant,direz vous souvenant et vous énervant :ma mère avait raison :je n'y comprends plus rien.Je serai sous la terre et fantôme sans os,par les ombres myrteux je prendrai mon repos.Vous serez au foyer une vieille accroupie regrettant mon amour et votre fier dédain.
Rédigé par : lili france | jeudi 01 janvier 2015 à 23:14
Et sinon, tu as réussit à aller aux toilettes.
Non parce que c'est quand même important de savoir :)
Rédigé par : Trenty | mardi 06 janvier 2015 à 16:57
Nos parents doivent être cousins;
les tiens savent envoyer un mail, quand même?
Non parce que ma mère bug encore pour les courriers électroniques, je ne suis pas prête d'aller aux toilettes...
Bonne année et encore merci pour ces textes.
Rédigé par : La cigale ou la fourmi | mercredi 07 janvier 2015 à 23:58
Toutes mes félicitations pour ton formidable style d'écriture, c'est rare que j'arrive à vraiment sourire en lisant un article. Malheureusement, il parle de mésaventures... et moi je souris. Tsssssss.
Rédigé par : Elle | lundi 12 janvier 2015 à 14:58
"Je traverse le salon tel un ninja obèse."
Cette phrase magique contient un film à elle seule.
Rédigé par : foo | lundi 12 janvier 2015 à 21:11